Auteur: Michel Marchildon, auteur-compositeur-chanteur
extrait: Vision et visages de la Franco-Amérique
source: Editions du Septentrion 2001
Le fait que je suis né dans le petit village fransaskois de Zénon Parc, au sein des immenses plaines de la Saskatchewan, n'est qu'un détail, un heureux hasard. Par contre, si j'ai réussi à conserver ma langue et ma culture, je crois qu'une partie du mérite revient aux gens qui m'ont entouré tout au cours de ma vie, tout comme ceux qui sont passés avant moi.
Depuis leur arrivée en Amérique du Nord en 1740, les Marchildon se sont frayés de nombreux chemins. Tous issus d'une même branche, ils ont formé des colonies dans plusieurs des provinces du Canada ainsi que dans certains États américains. Ils se sont implantés là où le vent les a conduit, et comme le voulait la tradition chez les Canadiens-français à cette époque. Ils se sont multipliés en grand nombre. La grande majorité des Marchildon établis au Canada persistent encore aujourd'hui à évoluer dans leur langue et leur culture tandis que ceux aux États-Unis ne parlent plus le français. Ceux du Québec connaissent peu de leurs parenté vivant hors des limites de la belle province. Un certain contact a été maintenu entre les Marchildon de l'Ontario et la colonie de l'Ouest canadien. Ceux du Manitoba, de la Saskatchewan, de l'Alberta et de la Colombie-Britannique se fréquentent régulièrement. Ils découlent de la progéniture de deux frères dont l'un est mon grand-père.
Quand on m'a invité à témoigner des Marchildon d'Amérique, je me demandais sous quel angle le faire. J'étais déchiré entre les différentes facettes de ma personnalité. Est-ce que je témoignerais en tant qu'écrivain, chanteur, poète, journaliste ou chercheur? Me serait-il possible de rester entièrement objectif dans le traitement d'un sujet si personnel? Heureusement, dans la vie le hasard fait souvent bien les choses. Peu de temps après qu'on m'ait proposé ce projet, je fis une première découverte. En déambulant dans les allées d'un entrepôt d'objets usagés à Saskatoon, je tombai sur quelques bouquins écrits en français dont un essay de Jean Rostand. En feuilletant L'Homme, un essai paru en 1940, je fut attiré par les phénomènes d'hérédité dont il était question. Rostand affirme qu'un «être humain, comme n'importe quel animal ou végétal, reçoit de ses parents un certain héritage substantiel, un certain patrimoine héréditaire ». 1 Cette individualisation héréditaire, dit-il, « n'intervient pas seule dans la différenciation des individus humains: l'héritage, en effet, ne comporte que des potentialités, dont la réalisation dépendra dans une certaine mesure des conditions de milieu subies par l'individu ».
Tout en tâtant des branches de mon arbre généalogique, j'ai donc essayé de vérifier les rapports entre l'héritage socioculturel de quelques-uns des personnages marquants qui m'ont précédé dans cette longue lignée de Marchildon. J'ai aussi étudié les conditions de milieu qu'ils ont subies, terminant avec un résumé autobiographique de mon propre cheminement en tant que francophone habitant la Saskatchewan au seuil d'un vingt et unième siècle. Au départ, j'ignorais que ce sont souvent les ramifications de l'arbre qui montrent la filiation des diverses branches d'une même famille. C'est en fouillant que j'ai pu déceler les pièces éparses qui me permettraient de mieux comprendre ce casse-tête qui s'étend sur 256 ans, soit deux siècles et demi.
Les débuts
J'étais inscris au département des littératures de l'Université Laval lorsque mon oncle, de passage à Québec, m'a brossé un premier tableau historique de mes ancêtres. Grand voyageur, on disait de l'oncle Arthur qu'il avait rendu visite à tous les Marchildon du Canada et des États-Unis. Il était même remonté jusqu'en France refaire des liens avec les Marchelidon du Poitou. Curé dévoué, bon travailleur, l'abbé Arthur Marchildon avait fait longue carrière dans les rangs du clergé catholique. En Saskatchewan, il avait fait construire des églises, quelques presbytères, un foyer pour personnes âgées ainsi qu'un centre culturel. Toute sa vie, il s'était dévoué à créer une infrastructure sociale et économique pour les francophones de la province. Donnant librement de son temps, de son énergie et de ses idées, il travailla avec acharnement pour s'assurer qu'il y ait un jour des écoles, des coopératives et des outils de communication pour permettre aux francophones de la Saskatchewan de franchir les distances qui séparent leurs communautés les unes des autres. Des générations de fransaskois ont profité des échanges culturels qu'oncle Arthur a établis avec la province de Québec et la mère patrie, la France. En 1986, alors que je suis journaliste à l'hebdomadaire fransaskois L'Eau Vive , il recevra des mains de l'Honorable Jeanne Sauvé - elle aussi une Fransaskoise - le prix du Gouverneur Général pour son dévouement à la francophonie canadienne.
C'est moi qui était allé rencontrer mon oncle Arthur à l'aéroport de Québec. Vêtu d'un veston bleu-marin et du traditionnel col romain, il m'apparaissait issu d'une autre époque. Homme fier, il portait la tête haute et savait commander le respect sans pour autant l'exiger. Lorsqu'il me reconnut, il sourit et se dirigea vers moi pour me serrer la main. Il paraissait heureux d'être à Québec, heureux aussi d'être accueilli par quelqu'un de la famille. Ensemble, nous avons fait le tour de la vieille ville sans pour autant trouver le couvent où l'oncle Arthur avait réservé une chambre. Ce fut une nuit remplie de mésaventures. Perdus tous les deux depuis plus d'une heure, on s'est finalement arrêté pour consulter une carte de la ville. À ce moment, nos regards se sont croisés et nous avons ri aux éclats du ridicule de la situation. Deux Fransaskois perdus dans la ville de Québec! Sous l'apparence bien-léchée du prêtre, je venais de découvrir ce sens d'humour qui est inné chez la soeur et les onze frères de mon père. Quelques semaines après son retour en Saskatchewan, je recut par la poste une grande enveloppe brune contenant un dossier. On y retraçait les grandes lignes de l'arbre généalogique des Marchildon.
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C'est en feuilletant ces documents que j'ai pris note des grandes lignes de l'histoire des Marchildon d'Amérique. Leur histoire débute en France, dans la région du Poitou, plus spécifiquement dans le canton de Saint-Savin, là où dort dans un paysage agricole vallonné le hameau de St-Pierre-de-Maillé. Dans une étude emprunté à l'oncle Arthur, La contribution du Haut-Poitou au peuplement de la Nouvelle-France, l'auteur décrit cette région, précisant que la préhistoire et la haute antiquité chrétienne y ont abandonné plusieurs vestiges. Il mentionne, entre autres, l'église Saint-Pierre, des XIe et XIIe siècles, rebâtie au XVIIe. 2 C'est donc au carrefour du Poitou, de la Touraine et du Berry qu'ont habité les premiers dans la lignée des Marchildon d'Amérique. D'après ce que je peux déduire du certificat de mariage récupéré par l'oncle Arthur lors d'un de ses nombreux voyages en France, Vincent Marchelidon aurait été journalier, donc ouvrier agricole, lorsqu'il prit pour épouse Jeanne Fromenteau en 1704. On ignore tout du fils René, si ce n'est qu'il est né le 4 janvier 1711 et qu'il décide un jour de franchir l'océan Atlantique pour venir s'établir en Nouvelle France. Voyagea-t-il en tant que soldat, marin ou colon, il m'est impossible de le savoir. Chose certaine, René Marchelidon aboutit dans la petite communauté québécoise de Ste.Geneviève de Batiscan. L'auteur cite l'oncle Arthur dans son étude:
«Nous ignorons la date de son arrivée, mais les registres nous permettent d'affirmer que le 29 février 1740, à l'âge de 36 ans, il épousa Marie-Joseph Baribeau, jeune fille de 18 ans, à Ste. Geneviève de Batiscan. De l'ancêtre René descendent tous les Marchildon du Canada et des États-Unis.» 3
En 1765, René Marchelidon est recensé à Saint-François-Xavier-de-Batiscan. C'est à cet endroit que s'établiront la majorité des enfants issus de ce mariage. Dorénavant, l'appellation du nom passera de Marchelidon à M-a-r-c-h-i-l-d-o-n. C'est ainsi que Batiscan demeure le berceau premier des Marchildon d'Amérique.
Batiscan, province de Québec
René et Marie-Joseph auront onze enfants, dont Joseph, mon arrière-arrière-arrière-arrière grand-père. Viendront ensuite dans cette lignée Louis, Joseph, Constant, Théodore, mon grand-père Gilbert, mon père Léon et moi. Bien des années s'écouleront avant qu'un Marchildon mette le pied hors du Québec. On compte donc des générations avant la traversée jusqu'à l'Ouest canadien.
Pour m'aider à retracer ce long parcours, j'ai pris rendez-vous avec l'oncle Arthur. J'habitais maintenant la Saskatchewan où je venais de compléter un mémoire de maîtrise en littérature. Il m'apparaissait essentiel de consulter l'oncle Arthur. Après tout, il avait toujours servi d'historien à la famille. En le questionnant, j'espérais retracer le parcours géographique des Marchildon tout en soutirant quelques anecdotes. Il habitait maintenant le village de St. Brieux, d'origine bretonne, où il s'occupait de la paroisse. L'été suivant, âgé de soixante-seize ans, il prendrait sa retraite, mettant un terme à une longue et riche carrière. La famille préparait déjà une grande fête pour célébrer ses cinquante années de prêtrise. Après avoir pris quelques nouvelles des Marchildons de Zénon Parc, oncle Arthur m'invita à m'asseoir en face de son petit bureau au presbytère de St. Brieux. Je placai mon magnétophone sur le bureau pendant qu'il alluma son vieil ordinateur. Après avoir scruté de près le petit écran pour vérifier quelques dates, il se tourna vers moi et m'annonça qu'à partir de Batiscan, ce sont les enfants de Louis Marchildon et de Victoire Rheau - dit Alexandre précisa-t-il-, qui s'éparpilleront graduellement dans les quatre coins du continent. J'apprends de l'oncle Arthur que seulement quatre des enfants demeureront dans la région de Batiscan, dont Thomas, député du comté de Champlain et un type du nom de Fanfan qui se serait établi à Trois-Rivières. Ces deux hommes sont les ancêtres des Marchildon du Québec. Ce soir là, nous mangerons ensemble, l'oncle Arthur et moi, accompagné de sa domestique Yvonne Marchildon, une cousine venue de l'Ontario. Comme je me préparait à repartir pour Zénon Parc, l'oncle Arthur est disparu dans sa bibliothèque pour en ressortir avec quelques volumes qu'il m'offrit en m'expliquant qu'ils pourraient me servir dans mes recherches. Le lendemain, j'étais tellement préoccupé par mes nouveaux trésors que je n'aperçut même pas le bruit des camions à grain qui passaient devant la maison pour aller déverser leurs charges de blé et de colzä dans l'entrepôt du Saskatchewan Wheat Pool situé de l'autre côté de la rue. Devant l'écran de mon ordinateur, j'ouvrit l'un des livres et tombai sur un passage qui me permit de me familiariser avec Thomas Marchildon, personnage coloré dont m'avait mentionné la veille l'oncle Arthur. À la page 458 de cette Histoire de la Paroisse Saint-François-Xavier de Batiscan 1684-1984, je tombe sur la photo de cet ancêtre. L'esprit contemplatif, je remarque que Thomas Marchildon ne regarde pas vers la caméra mais plutôt vers le plancher à ses pieds. Il ne semble pas se préoccuper du fait que sa cravate est un peu croche, que ses cheveux ne sont pas bien lissés sur sa tête. Songeur, il serre le bout des lèvres. Ses yeux m'attirent, me fascinent. Ce sont de petits yeux d'aigles, noirs et perçants, qui nous laissent deviner qu'on a affaire à un homme intelligent et déterminé. Ma première impression se confirme en lisant la section qui lui est réservée dans l'histoire de Batiscan. Élu député du comté de Champlain en 1851, sa popularité fait qu'il se mérite un deuxième terme en 1854. Voici ce qu'on écrit de lui:
« ... c'était un brave homme, proche du peuple. Il n'avait cependant pas beaucoup d'expérience de la chose politique. Il le reconnaissait volontiers, ayant même recours au député de Joliette, M. Jobin, pour la rédaction des résolutions et projets qu'il présentait ensuite lui-même - et fort bien - à l'Assemblée législative. Quand il intervenait de son cru, il avait, paraît-il, un style coloré et proprement inimitable. On raconte à ce propos bien des anecdotes. Retenons celle-ci, qui vient de Louis Fréchette, et qu'on trouve dans L'Écho de Saint Justin, du 22 mars 1934: "Je veux parler du fameux Marchildon, un bon patriote, un homme bien intentionné, doué d'une verve peu commune, mais chez qui l'instruction et l'esprit de progrès laissaient ... à désirer. On l'avait invité, dans une certaine paroisse du comté de Champlain, à donner son opinion sur les questions publiques du jour. Tout son discours serait à reproduire, mais je n'ai retenu que la préporaison(sic): "Pour terminer en finissant, s'écriait-il, je ne vous dirai qu'un mot en deux paroles, qui sont tirées d'une petite fable de M. La Fontaine. Écoutez bien! Un chien et un coq voyageaient-z-ensemble. La nuit-z-arrivée, le coq se jousque d'enne branche, et Pataud se gratte un petit réservoir dans les racines de l'âbre. Passe un renard, aperçoit le coq. - Bonsoir l'ami - Bonsoir! - Ca va bien? - Pas trop mal, et vous? - Ca doit être bien ennuyant tout fin seul sus c'te branche. - Chacun son goût. - Vous aimeriez pas venir faire un petit tour au clair de la lune? - J'suis pas sorteux. - Ca serait y rien que pour fumer une pipe. - Je fume pas. - Vous fumez pas? Vous prisez peut-être. - Je prise pas non plus, mais j'ai un associé, là, en bas, qui chique quèquefois, réveillez-le donc. Comme de faite, poursuit Marchildon, le renard réveille le chien. Pataud saute sus le renard et lui fait son biscuit en deux tours de gueule. Morale: Le coq ce sont les Canadiens. Le renard ce sont les Anglais et je les mettrai-z-en pièces. » 4
En fin de citation, je n'ai pu m'empêcher de sourire lorsqu'on ajouta que «grâce à ses qualités de raconteur, Thomas Marchildon ne devait pas endormir son auditoire ». Voilà pour les talents de conteur de cet homme que je n'ai jamais connu, que je découvrais pour la première fois. Pourtant, cet esprit et cette verve, je la reconnais bien pour avoir assisté à de nombreuses rencontres de famille. Lors de ces occasions, les oncles se versent un verre de vin maison aux framboises et racontent, tour à tour, des versions surchauffées des exploits et des légendes qui les habitent. Tirée cette fois de l'Histoire de la paroisse de Champlain, cette autre citation montre l'intégrité du personnage.
« Homme de bien mais peu au fait de la politique, son titre à cette élection (comme député) était celui d'être résident dans le comté. Il s'employa en effet, contre les habitudes ordinaires, à tenir vis-à-vis de ses électeurs les promesses faites en temps d'élection. Il obtient des ponts et des routes. Malheureusement ... un matin on apprit qu'il s'était noyé dans son puits... Cette nouvelle fit sensation. Il fut sincèrement regretté. Il laissait une veuve et de nombreux enfants. En société avec un de ses frères, il avait un chantier de construction de navires, à Batiscan, et les affaires étaient bonnes». 5
En relisant ces passages, je note plusieurs choses: la verve du conteur, la conviction du patriote, la réussite de l'entrepreneur et l'intégrité du politicien. Ce sont des traits que je retrouverai régulièrement au cours de ma recherche. Thomas vivra sa vie à Batiscan, mais les huit autres membres de sa famille quitteront tous le Québec. La raison du départ? On devine qu'à cette époque, les terres agricoles se faisaient rares le long de la Batiscan et du fleuve St. Laurent. Certaines familles de Batiscan avaient déjà choisi de quitter le Québec pour aller coloniser des régions inhabitées de l'Ontario. Les frères et soeurs de Thomas Marchildon iraient retrouver une poignée de ces familles dans un endroit niché au sud de la Baie Georgienne, près de la ville de Toronto.
« Une p'tite maison à Lafontaine, where we will live, if you marry me. Une p'tite maison, à Lafontaine, where we live, you and me. Oh Louise, ma jolie Louise, ma jolie Louise.. ». 6
Lafontaine, Ontario
Ils sont six frères et soeurs à quitter la province de Québec pour aller s'établir en Ontario. Louis, Hector, Constant, Flavie, Marie-Calixte et Marie-Victoire seront parmi les membres fondateurs du village de Lafontaine. Des six Marchildon venus de Batiscan, Constant Marchildon est mon ancêtre.
Constant sera fermier, poursuivant ainsi une tradition agricole qui semble remonter jusqu'en France. Il déboisera et cultivera les cinquante arpents de terre qui lui sont alloués sur la 17e concession. Ses deux frères en feront autant. Deux de ses soeurs épouseront des Maurice tandis que l'autre épousera un Brunelle. Aujourd'hui, cette région représente l'un des plus importants bassins de Marchildons en Amérique du Nord. Constant prend pour femme Geneviève Tessier. Leur fils Théodore épouse à son tour Délima Desrochers. De cette union est née à Lafontaine, en 1891, Gilbert Marchildon, mon grand-père. Cet homme aux yeux doux débute ses études à l'école élémentaire du village, poursuit des études secondaires au Collège de Joliette, au Québec, et revient ensuite en Ontario se parfaire en affaires au Business College de Toronto. Tout comme ce fut le cas à Batiscan, il y aura à Lafontaine un personnage coloré portant le nom de Thomas Marchildon. Ce second Thomas Marchildon est le frère cadet de mon grand-père. Gradué du séminaire Saint-Augustin, le père Marchildon sera curé de la paroisse de Lafontaine de 1937 à 1968. Il y inculquera des notions avant-gardistes telles que le mouvement coopératif. Entrepreneur, il fera construire une salle paroissiale à Lafontaine peu après son arrivée. Patriote, il se fera un fervent défenseur de la langue française. Dans ses mémoires, Marie Asselin-Marchildon le décrit comme un homme sérieux, spirituel et intellectuel.
« Le père Marchildon était mon beau-frère. Il avait fait ses études au séminaire Saint-Augustin et comme les autres membres de sa famille, il était très fier de sa langue et de sa culture. Peu après son arrivée à Lafontaine, il a fait construire la salle paroissiale. Comme il cherchait toujours à encourager les gens à s'instruire davantage, il eut l'idée de lancer le mouvement coopératif en 1939. C'est lui qui a organisé, un à un, les cercles d'études de l'école des grands à la maison. Le curé Marchildon avait à coeur de persuader ses paroissiens que l'étude en groupe est le secret de toute réussite coopérative. Le mouvement qu'il a fondé connut plusieurs grands succès dans notre village: la caisse populaire, la moulange coopérative, et les achats groupés d'engrais, de machines et de produits agricoles. C'est aussi grâce aux efforts du père Marchildon que la culture des patates de semence fut introduite à Lafontaine. Il distribuait à profusion des revues, des brochures, des livres et des journaux afin de renseigner ses fidèles sur leur métier. Le père Marchildon était un homme sérieux. Il était convaincu que Lafontaine se trouvait à un tournant de son histoire et il cherchait à instaurer un esprit plus progressiste dans la paroisse. Il est l'auteur de plusieurs livres historiques et religieux, et il a même écrit une pièce de théâtre « Le loup de Lafontaine ». Les rôles furent joués par les paroissiens et ce fut un grand succès à la salle paroissiale. Le père Marchildon a bien réussi à exprimer sa vision de l'avenir. En quelques mots, dans un document historique sur Lafontaine, il témoigne fortement de ses convictions. À propos des cercles d'études, il a écrit: « Ainsi, la coopération a eu pour premier effet de découvrir à nos habitants qu'ils ont de l'initiative, découverte des plus précieuses pour un endroit comme Lafontaine si exposé à l'ambiance anglaise. Aujourd'hui, on n'est plus si tenté de jeter des yeux d'envie sur le voisin qui s'arrange bien. Sous ce rapport, le mouvement coopératif exerce certainement une profonde influence Qui sait même s'il ne deviendrait pas, comme on l'a dit, un facteur de survivance française, facteur qui nous sauverait de l'abîme toujours présent et toujours pressant de l'assimilation dans laquelle sont tombés tant des nôtres dans le nord " du comté" de Simcoe». À cette époque là, on disait «Qui perd sa langue, perd sa Foi». Le père Marchildon a milité pour la survivance du français à Lafontaine et parfois, il ne pouvait retenir ses frustrations. Si par exemple, une famille donnait un nom anglais à un enfant ou un nom qui n'était pas un nom de saint, il s'en enrageait en chaire! Il allait jusqu'à dire que ces noms étaient des noms de chiens et de chevaux, de pirates et de brigands.» 9
Avec le temps, les paroissiens s'habitueront aux intempestives du père Marchildon. Thomas habitera Lafontaine jusqu'à sa mort. Ce ne sera pas le cas chez ses frères et soeurs. De nouveau, quelque chose pousse les Marchildon à reprendre la route. Ce sont ses frères, Alfred et Albert, qui seront les premiers à partir à l'aventure dans l'Ouest canadien. Ils iront en Saskatchewan. Voici le compte-rendu de Marie Asselin, alors une jeune franco-ontarienne qu'Alfred Marchildon avait courtisé juste avant son départ de Lafontaine.
« Quand je suis partie pour Toronto en 1912, Alfred s'était en allé dans l'Ouest, en Saskatchewan. Avec d'autres familles de par ici, Alfred et son frère Albert ont pris des terres qu'on appelait des «homestead». Un an plus tard, l'autre frère d'Alfred, Gilbert Marchildon, était aussi allé les rejoindre. Le gouvernement voulait développer et peupler le pays. Donc, des terres dans l'Ouest étaient données gratuitement à condition qu'un certain nombre d'âcres soient défrichés chaque année. Il y eut toute une vague d'émigration ces années-là: de par ici, les familles de Joseph Lalonde, Théodore Lalonde, Édouard Laforge, Ferdinand Saint-Amand, Joseph Larmand, Arthur Dault et Théo Perrault. La vie dans l'Ouest était dure. Il n'y avait ni chemin ni église et comme l'eau était minérale, il fallait se contenter de boire l'eau des toits. Pour un célibataire comme Alfred, c'était très ennuyant. Il était revenu après six mois et en 1912, il m'avait demandée en mariage. Quand j'ai parlé de ça à ma mère, elle m'avait dit: « Tu ne t'en iras pas dans l'Ouest faire la misère!» Eh bien, ma mère s'était prononcée contre et je respectais son autorité. Je n'avais eu qu'à dire non à Alfred.» 7
Deux ans plus tard, Alfred abandonne son lot de terre en Saskatchewan et descend travailler à Washington où habite un oncle, Isaï Marchildon. Il restera aux États-Unis de 1914 à 1920 et travaillera dans la construction de bateaux avant de retourner s'établir à Lafontaine où Marie Asselin accepte cette fois de l'épouser. Gilbert et Albert demeureront tous les deux en Saskatchewan. Une nouvelle colonie de Marchildons voit le jour.
Zénon Parc - la vallée des Marchildon
Dans le livre d'histoire de Zénon Parc, il y a une photo de Gilbert Marchildon. On y voit un jeune homme mince au regard doux et intelligent. Bien rasé, il a revêtu pour l'occasion un habit et une cravate. Au-dessus de cette photo, une autre, prise celle-ci lors d'une rencontre de famille qui s'est déroulée à North Battleford pour fêter le soixante-quinzième anniversaire de «mémère», Anna Marchildon.
Dans la courte biographie qui accompagne les photos, je lis que Gilbert et ses deux frères quittent l'Ontario à l'automne de 1912 et viennent en Saskatchewan travailler aux moissons. Les trois se rendent ensuite dans la région de Zénon Parc visiter des amis. Ils construisent une cabane (le texte dit un shack ) à deux kilomètres au nord-ouest du village de Zénon Parc. Là, ils passeront l'hiver. Ce premier homestead reviendra à Albert Marchildon. Mon grand-père choisira une propriété située à quelques lieus, au fond du vallon qui se trouve à demi-chemin entre la communauté franco-catholique de Zénon Parc et le village suédois de Aylsham. En 1915, Gilbert prend pour épouse Anna Lalonde, fille de Joseph Lalonde, un natif de Perkinsfield, village ontarien voisin de Lafontaine.* Anna mettra au monde quatorze enfants, douze garçons et deux filles. Tous grandiront et travailleront à la ferme paternelle avant de quitter Zénon Parc pour poursuivre leurs études, participer à la guerre ou se trouver de l'emploi. La majorité habiteront la Saskatchewan. Tous s'établiront dans les provinces de l'Ouest canadien.
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Ma propre expérience des Marchildon se concentre surtout sur la famille de mon père. C'est lors des nombreux rassemblements, ces «rencontres de famille», que je découvrirai mes oncles, mes tantes, mes cousins, mes cousines. J'y apprendrai aussi des brins de l'histoire des ancêtres.
Les frères et soeurs de mon père se donnaient rendez-vous un an à l'avance. Les voitures arrivaient à Zénon Parc en provenance de Prince-Albert et Victoire, de Bonnyville en Alberta, de Enderby en Colombie-Britannique, de Saint-Boniface et de Saint-Norbert au Manitoba. Et voilà que je retrouvais ces cousins et cousines venus de la ville, ravis de retrouver nos champs de blé, les balles de foin, les canards, les poules, les vaches, les chevaux. Ils nous entraînaient dans des guerres de pommettes, dans des parties de balle ou bien des jeux de cache-cache qui s'étendaient sur les quarante acres de la grande cour entourée d'épinettes qui était notre royaume. Et le soir, après un bon banquet, on se regroupait autour d'un feu de camp pour chanter «A la claire fontainre, V'la l'bon vent» et toute une gamme de chansons folkloriques et modernes venues du Québec et de France. Vers la fin de la soirée, la tradition voulait que l'oncle Luc entonne «Chevaliers de la table ronde». Les frères de mon père ont connu l'époque du défrichage. La ferme de mon grand-père était au coeur d'une forêt de trembles, de bouleaux et d'épinettes. Aujourd'hui, il ne reste plus de cette forêt que les lisières d'arbres qui divisent les champs les uns des autres et qui servent à protéger le sol contre les ravages du vent. Parmi les histoires que raconte mon père au sujet de son père, il y a la fois où la moissonneuse-batteuse est tombée en panne au moment des combinages. Mon père agite les mains et raconte que grand-père avait pris crayon et papier pour calculer la valeur de sa récolte et les pertes qu'il subirait s'il devait attendre que son équipement soit réparée. Il avait ensuite envoyé un de mes oncles chez Ferré Farm Equipment acheter un nouvel appareil. Il avait compris qu'il perdrait le meilleur de sa récolte s'il n'agissait pas ainsi. C'est de cette façon que les Marchildon ont été les premiers dans la région a se payer une moissonneuse-batteuse munie d'un moteur, éliminant le besoin d'un tracteur. C'était énorme comme dépense. Personne dans la région n'avait à ce jour investit dans un tel appareil. Comme je n'ai pas connu mon grand-père de son vivant, ce sont les histoires de mes oncles qui l'ont fait revivre. On mentionnait entre autre son amour pour l'horticulture et le jardinage. Il avait fait venir des arbres de tout genres pour planter un verger dont certains arbres fruitiers ont résisté jusqu'aujourd'hui. C'est la tradition orale qui a préservé chez moi l'image de cet homme. Ce sont ces histoires racontées autour d'un coin de table qui m'ont fait connaître les exploits de l'un, les aspirations de l'autre. Les talents de conteurs des oncles nous gardaient, nous les cousins et cousines, rivés à nos sièges, impatients de connaître la suite. Ainsi sont nées pour moi les légendes des Canadiens-français, leurs luttes, leurs défis. Chaque oncle y allait de son expérience. Oncle Clément avait été chauffeur pour un général lors de la deuxième grande guerre; il pouvait nommer les champs de bataille et faire revivre les haut-faits de cette guerre. Oncle Marc avait été bûcheron. Ses connaissances des arbres était incomparable. Quand il nous parlait de la forêt, on avait l'impression qu'il s'agissait d'être humains qui vivaient en toute sérénité dans ces énormes forêts de la Colombie-Britannique, pays d'adoption où il a été enterré après sa mort.Le souvenir de ces rencontres restera toujours bien ancré chez moi. Tous de bons conteurs, mes oncles ont semé chez moi cette tradition orale étroitement associée aux Canadiens-français. On y trouve la fierté franco-canadienne, un sentiment d'appartenance et des bribes de l'histoire qui nous unit aux autres regroupements francophones d'Amérique. On pouvait toujours se retrouver dans nos histoires, nos contes, nos légendes, celles qu'on ne retrouvaient jamais chez les libraires anglophones de la Saskatchewan, ni dans les livres importés du Québec et de la France. Quand la tribu se rassemblait, c'était prétexte à partager ces histoires. Oncle Clément aimait raconter des anecdotes du temps où il travaillait avec les Métis au collège de Lebret, dans la Vallée Qu'appelle. Ou alors, il y avait ses histoires de patriotes, comme ce «Canayen» du village voisin qui s'était fait traiter de «frenchy» une fois de trop. L'oncle Clément reprenait régulièrement cette histoire du Gros Georges. «Vous auriez dû le voir. On prenait une bière à Arborfield puis l'gros Georges, y s'gênait pas pour parler en français. Y'a un gros maudit qui arrêtait pas de faire passer des remarques sur les «god damn frenchmen». Ben, après un bout de temps, l'gros Georges, y'en avait assez de s'faire écoeurer. Tu pouvais l'voir dans son visage que ça commençait à lui taper su'es nerfs. Ben, à un moment donné, il s'tourne tu pas de bord. Il prend c'te gros bâtard- j'pense que c'était un Capellar-, en tout cas, un gros sonavabeech. Il l'prend par le collet puis il t'le lance au travers de la fenêtre de la taverne. Y'a même pas eu besoin de s'forcer. Personne le savait, mais y'était fort comme un boeuf, l'gros Georges. Après ça, y'a plus jamais personne qui a osé faire passer des commentaires dans son dos. » Les oncles pouvaient se relayer pendant des heures. Chacun d'eux déposait une bouteille au milieu de la table, offrait un verre aux autres, s'arrêtait de boire le temps de déguster le dénouement d'un conte particulièrement bien réussi. Selon le répertoire du conteur, il y avait ces histoires de bûcherons, de parties de chasse chez les Métchifs, de mauvaises récoltes et d'accidents agricoles, de misères vécues lors de la dépression économique des années vingt. Aussi, il y avait ces histoires de surhommes qui marchaient six kilomètres dans la neige épaisse pour ensuite lacer leurs patins, sauter sur la glace de la patinoire de Zénon Parc, compter six buts et remporter la partie contre l'équipe du village anglophone voisin. Chacun de mes douze oncles avaient joué au hockey. Mon oncle Laurent avait même été repêché par l'équipe junior du Canadien de Montréal, jouant aux côtés de Boom-boom Geoffrion. On n'aimait donc rien de mieux que d'exposer les moments forts des dernières vingtaines années de la ligue nationale de hockey. Ceci à l'époque où les «frenchmen» de Zénon Parc se faisaient envier leurs équipes et que les Maple Leafs de Toronto essayaient de déloger de son trône l'équipe du «Canadien». Ainsi, j'apprit à connaître l'histoire locale, les légendes du coin et la vie de ceux qui étaient passés avant moi. Ce serait bientôt à mon tour de reprendre ces histoires en y ajoutant du mien.
Ma génération
Je m'étais souvent posé la question à savoir pourquoi mes parents tenaient mordicus à ce que je grandisse et que je vive ma vie en français. Il aurait été plus simple d'adopter la culture anglo-canadienne. Après tout, elle représente 97% de la population Saskatchewannaise. Or, ça ne m'est jamais passé par l'esprit.
Très tôt, j'apprit à nager à contre-courant des normes imposées par la majorité anglo-saxonne, celle qui règne partout en Amérique hors des frontières du Québec. La résistance à l'assimilation, n'était-ce pas une tradition chez les Marchildon? En Amérique, ce sont huit générations d'alliances entre familles françaises, canadiennes-françaises, et franco-américaines qui avaient résisté.